GUERRE EN UKRAINE

Le nombre de soldats russes tués au combat, un secret enfin éventé ?

La guerre en Ukraine a déjà coûté la vie à près de 50 000 soldats russes, selon une première évaluation indépendante du bilan humain de ce conflit, réalisée par deux médias indépendants russes et un statisticien. Cette estimation, qui dépasse nettement le bilan officiel russe – établi à seulement 6 000 pertes –, repose sur une méthode inédite : l’analyse du "surplus" des dossiers d’héritage ouverts depuis février 2022.

Enterrement d'un sergent de l'armée russe dans la région de Léningrad, en juin 2023.
Enterrement d'un sergent de l'armée russe dans la région de Léningrad, en juin 2023. REUTERS - ANTON VAGANOV
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Près de 50 000 soldats russes morts depuis le début de la grande offensive de février 2022. C’est la conclusion de la première estimation indépendante – et unique à ce jour – du coût humain de la guerre pour Moscou. L'enquête a été publiée lundi 10 juillet par les médias russes indépendants Meduza et Mediazona, en collaboration avec le statisticien Dmitri Kobak de l’université de Tübingen.

"En ajoutant les combattants gravement blessés qui n’ont pas pu retourner au combat, le nombre total de victimes de la Russie s'élève à au moins 125 000 soldats, d’après nos calculs", écrivent les auteurs de l’enquête pour Meduza. Ces quinze mois de combats acharnés ont ainsi coûté trois fois plus cher en hommes que les dix ans de guerre en Afghanistan (1979-1989), soutient le site d’investigation indépendant russe.

Les revendications d'héritage

"En tant que citoyen russe, j’aurais aimé ne pas avoir à faire ça, j’aurais préféré qu’il n’y ait pas de guerre", déplore Dmitri Kobak, qui s'emploie depuis plusieurs années à révéler la face cachée des données officielles russes, qu'il s'agisse des résultats électoraux ou du recensement des victimes du Covid-19.

Le décompte des victimes de la guerre reste largement enveloppé de mystère. Officiellement, la Russie a reconnu un peu moins de 6 000 morts depuis le début de la guerre. C’était en septembre 2022. Depuis lors, Moscou maintient un strict silence radio. Mais les chiffres avancés par les autorités ukrainiennes ou américaines – entre 35 000 et 60 000 pour la seule année 2022 – sont aussi à prendre avec des pincettes, estime Meduza.

Jusqu’à présent, le seul effort indépendant pour évaluer les pertes russes au combat a été mené par la chaîne britannique BBC. En travaillant avec Mediazona, ces journalistes ont traqué les mentions de décès sur les réseaux sociaux et dans les médias locaux. Ils ont ainsi pu certifier 26 801 décès. Un chiffre probablement bien en deçà de la réalité, soulignent-ils.

C’est là qu’intervient la vraie trouvaille des nouvelles révélations. Meduza et Mediazona “ont pu avoir accès à des données vraiment uniques : les revendications d’héritage”, souligne Ilya Kashnitsky, démographe à l’université du Danemark du Sud.

Ils ont pu éplucher plus de 11 millions de dossiers depuis 2014 et ainsi déduire la surmortalité à partir de février 2022, début de la grande offensive russe en Ukraine. Ils se sont restreints aux cas concernant des hommes en âge de combattre.

Ce calcul de la surmortalité repose sur des techniques statistiques éprouvées. Elles ont été utilisées pour évaluer les morts causées par la pollution, les décès liés à des catastrophes naturelles et, plus récemment, pour avoir une idée plus précise du nombre de victimes du Covid-19.

Mais cette approche avait jusqu’à présent peu servi pour les guerres. "Je n’ai connaissance que d’un autre exemple qui concerne la guerre au Haut-Karabakh en 2020, pour laquelle un de mes collègues a utilisé la surmortalité pour tenter d’évaluer le nombre réel de victimes du côté arménien et azerbaïdjanais", souligne Dmitri Kobak.

Comparaison avec la surmortalité féminine

La pandémie a été un important accélérateur pour l’utilisation de ces techniques. "Elle a notamment permis d’affiner les méthodes pour établir ce qu’est un scénario de mortalité normal", explique Ilya Kashnitsky. Il n’est, en effet, pas évident de déterminer quel peut être un nombre "normal" de décès liés à des accidents, des suicides ou des crimes. La multiplication des études à ce sujet pendant la crise sanitaire a permis d’acquérir une base plus solide pour se faire une idée de la "mortalité en temps normal". 

Mais dans le cas de la guerre en Ukraine, le Covid-19 a surtout été un obstacle. "Au début de l'année 2022, le virus circulait encore en Russie, et il a fallu que nous trouvions une manière de séparer les décès liés à la guerre à ceux qui peuvent être imputés au Covid-19", note Dmitri Kobak.

Ils se sont donc tournés vers les femmes. En observant la surmortalité féminine au début 2022 et en partant du principe que le virus tuait autant de femmes que d’hommes, ils ont pu en déduire les morts en plus dans la population masculine. Cet excès correspondait aux victimes de la guerre, en ont conclu Meduza et Mediazona.

"Bien sûr, il est possible qu’à cause de la guerre, il y ait eu une hausse du nombre de suicides ou de morts violentes parmi les hommes en âge de se battre", reconnaît Ilya Kashnitsky. Mais l'expert estime que leur nombre n’a pas pu être suffisamment important pour fausser les conclusions de cette enquête.

Surtout que Dmitri Kobak a pu obtenir des données officielles qui confirment, indirectement, les conclusions tirées de l’analyse des dossiers d’héritage. Il a pu analyser les registres des décès en Russie entre 2016 et 2022, par sexe et tranche d’âge. Là encore, il a pu évaluer la surmortalité des hommes de moins de 50 ans par rapport aux femmes en 2022, ce qui permettait d’avoir une idée du nombre de victimes de la guerre entre février et décembre 2022. 

Ses conclusions – environ 24 000 soldats russes tués – correspondaient aux chiffres obtenus grâce à l’analyse du surnombre de dossiers d’héritage pour 2022 (environ 25 000).

La grande inconnue concerne la première moitié de 2023, puisqu'il n'existe pas encore de registre officiel des morts pour cette année. D’où des estimations plus difficiles. "Comme chaque personne décédée ne donne pas forcément lieu à un dossier d’héritage et que tous les cas d’héritage ne sont pas liés à la guerre, il faut faire des corrections, précise Dmitri Kobak. "C’est difficile, surtout sans le registre officiel pour comparer. Et c’est pourquoi, in fine, ils tablent sur un bilan total compris entre 40 000 morts et 55 000 morts", conclut-il. Un chiffre qui n’en demeure pas moins impressionnant puisque cela signifie que depuis janvier 2023, il y aurait déjà, au minimum, 15 000 soldats russes tués au combat.

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